Une ville de bord de mer comme
un bout du monde. Un bout du monde russe, avec photos de Poutine
dans les bâtiments officiels et une image fugitive, sur une
télé, des Pussy Riots. Des paysages somptueux mais
plombés par un ciel gris, la mer jamais bleue et les immeubles
comme des prisons. Sur un promontoire, une maison où la lumière
rentre à flots, une maison du bonheur malgré la lourdeur
ambiante. Le décor est planté, sans fioritures, les
personnages peuvent entrer en scène et l'histoire se dérouler,
implacable, pouvant basculer à tout instant dans la tragédie.
La corruption et les dégâts qu'elle engendre pour les
hommes et ce pour quoi ils vivent, semblent être le sujet
principal du film. Cela est effectivement traité, avec force,
sans concessions : nous ne sommes pas chez les Américains,
personne ne viendra à la fin pour réparer ce qui a
été détruit et venger les outragés.
Ce qui se passe à l'écran est tristement crédible,
terriblement humain, profondément désespérant.
Mais ne retenir de cette œuvre que son aspect dénonciateur
de la société russe serait complètement réducteur.
Il y a dans le trio de personnages principaux, confrontés
à un vrai méchant de cinéma, tant de sentiments
mêlés, tant de tendresse, d'amitié et d'amour,
que tout un chacun ne peut qu'être touché et se retrouver
chez l'un ou chez l'autre. Même au bout du monde, même
au fin fond d'une Russie exsangue, on peut s'identifier et croire
aux regards, aux mots échangés, aux émotions.
L'autre, le corrompu, le puissant (ou celui qui croit l'être),
n'en est pas moins humain. Au bord de l'asphyxie, ne parvenant pas
à maîtriser ses colères, regard bovin, il tente
de survivre, comme les autres. Les moyens qu'il emploie font naître
le dégoût et pourtant il fascine, ces hommes-là
aussi font avancer le monde, sans doute vers sa perte, mais il en
va ainsi de l'Humanité.
La mise en scène est puissante, lourde, mais sans aucune
trace de gras, pas de cadrage étonnant, pas de montage déstabilisant,
tout est au service du récit. Le regard du spectateur se
porte naturellement sur ce qui fait sens, sur ce qui fait avancer
cette histoire. Ce n'est pas rien de captiver l'attention pendant
presque deux heures trente sur une affaire d'expropriation et des
dommages collatéraux qu'elle engendre. Cloué au siège,
on ne se rend compte qu'à postériori du talent des
acteurs, qui ne semblent jamais jouer. Ils vivent les situations,
les ressentent, ou au moins nous le font-ils croire.
Une œuvre terrible, dont on ressort le ventre un peu noué,
l'espoir en berne, les yeux noyés dans l'alcool tant les
personnages en consomment… mais une œuvre magnifique,
qui redonne goût à un certain cinéma aux apparences
classiques et si fort qu'on ne peut qu'applaudir, comme devant un
monstre parfait.